Emmanuel Adely

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Libr-critique ( J’achète )

http://www.t-pas-net.com/libr-critique/ ?p=945


Écrivant ce qu’il écrit ici, et au-delà de la critique radicale de notre mode de vie voué à servir une gigantesque machine économique dominée par les marques les plus connues, Emmanuel Adely parvient à construire quelque chose comme une autobiographie minimaliste d’un contemporain, autobiographie cryptée et chiffrée, au sens de codée, où transparaît encore de l’affect, une opinion, du mouvement, du lien et, pour le dire en un mot, du récit. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce texte que de parvenir à recréer un univers éminemment littéraire à partir d’un ticket de caisse.

Egographie d’une existence économique Ce qui a fondé une grande partie du lyrisme littéraire, ou bien poétique, c’est la possibilité pour le sujet de se réapproprier par sa propre émotion un vécu de sens mondain. Hypertrophiant, souvent émotionnellement, ce vécu, il le transforme à partir de la possibilité du déplacement symbolique des images : fonction de métaphorisation liée à la sensibilité propre du sujet. En dehors même des fonctions lyriques, l’egofiction se construit aussi selon des logiques de réappropriation/reconstruction subjective. Or, depuis Heidsieck, sont apparues d’autres formes de trajets du sujet, ne se créant pas à partir d’un univers constitué en propre selon une forme de production parallèle de cohérence au sein du langage, mais selon une constitution à partir des matériaux symboliques produits par les strates issues de la société. La Chaussée d’Antin étant un exemple parfait de ce type de recherche. De même, avec Anne-James Chaton, et ses Événements 99 apparaissait en quel sens la bio-graphie, loin de devoir être constituée par une forme d’énonciation subjective, parfois déformante et ceci selon des enjeux littéraires (hyperbolie, cynisme, humour, recherche rythmique narrative), pouvait être réalisée selon l’ensemble des codes qui déterminaient existentiellement le sujet dans son parcours quotidien.

Emmanuel Adely avec J’achète se situe dans une même perspective, même si son projet est, comme je vais le montrer, différent du travail d’Anne-James Chaton, auquel il fait cependant penser.

J’achète met en lumière un trajet symbolique d’un an, qui est constitué des moments transactionnels de la vie quotienne : acheter, payer, participer, donner, offrir, rembourser. Le sous titre du livre indique davantage encore : emo ergo sum, j’achète donc je suis. Ce qui signifie qu’Emmanuel Adely propose une forme ontologique du sujet à partir de ses actions transactionnelles et économiques. Mais en quel sens ?

Si le sujet a une existence dans notre société, c’est non pas en tant que vie, en tant qu’existence nue (selon la perspective de ce que pourrait être le concept de zoé chez Agamben qu’il a défini dans Homo sacer), mais en tant qu’il est relié au plan social et aux principes qui le régissent. Il n’est que de voir la logique sociale qui peu à peu s’installe : être sans papier interdit de pouvoir résider sur un sol, être sans travail, chômeur c’est en quelque sorte être un citoyen mineur, à la limite de la société, ne répondant plus de ce qu’est l’essence de l’existence sociale : le travail -> le salaire -> la consommation -> la croissance -> le travail. L’ensemble des institutions symboliques apparaît s’être peu à peu transformé en structure d’abord et avant tout économique, et non pas politique ou éthique. Cette suprématie de l’économique comme l’avait parfaitement thématisé Karl Schmitt dans La notion de politique, sonne le glas du politique, au sens où selon lui, dès lors que le critère économique devient le vecteur de structuration des relations humaines ou des relations entre Etats, le politique tend à disparaître, à ne plus se constituer comme critère des relations (fondées pour Karl Schmitt sur la notion d’ami/ennemi). La dimension économique subordonne toute autre principe à son propre fondement.

Ce qui commande l’existence est lié à la logique économique, et à ce qui est moteur en elle : la consommation. Pour exister, il faut être un consommateur. Nouvelle ontologie du sujet humain. Je ne suis pas en tant qu’être qui pense, ni en tant qu’être qui existe, mais je ne suis, à savoir je ne peux constituer mon être, qu’en tant que sujet qui consomme. Emo ergo sum. Sum homo oeconomicus (cf. Pareto, 1906).

Le livre d’Emmanuel Adely se présente alors comme l’ego-graphie de cette existence économique. Nous en suivons sa quotidienneté, et pouvons percevoir ce qui est relié à celle-ci : consommer c’est vivre, c’est répondre de besoins. Un corps ne peut vivre que s’il se nourrit, or, se nourrir, c’est acheter, payer. Vivre c’est avoir les moyens de poursuivre cette inscription de soi dans ls flux de consommation. car autrement …

… "un homme de 39 ans est mort de froid dans sa voiture, il avait été expulsé de chez lui un mois plutôt", autrement "un troisième SDF trouvé mort de froid depuis jeudi", autrement "quatrième victime du froid : une femme est morte brûlée vive sous la tente dans laquelle elle vivait"

Car autrement : l’existence est impossible, une vie sans qualité économique devant aboutir nécessairement à sa propre auto-destruction.

En liaison avec ce parcours quotidien de consommateur, Emmanuel Adely, introduit, un certain nombre de journées, par des reprises de journaux soit télévisuel soit écrit (TF1, France 2, Canal +, France inter, Le mOnde, 20 minutes). Ces bribes de news, plus ou moins longues, concernent aussi bien le politique, que le social ou l’économique. Elles sont des échos de ce qui se produit chacun des jours. Non pas ce qui se produit réellement, mais ce qui se produit suivant la représentation journalistique quotidienne. Ces news, ces fragments d’actualités viennent constituer peu à peu le plan général de cette egographie transactionnelle, vient déterminer la nature du monde dans lequel le sujet doit fonder son existence en tant que consommateur.

Si dans ce type de texte, nous n’avons pas de descriptions de monde, et cela selon une exigence formelle, toutefois, s’esquisse pour le lecteur aussi bien le plan macro-économique que micro-économique. Les deux registres de discours conjoints crée cette réalité. Les fragments de journaux donnent accès à un monde, les trajets économiques mettent en lumière des micro-lieux (le Monoprix, le péage, le magasin Picard, etc…)

La différence avec le travail d’Anne-James Chaton peut maintenant être définie. Anne-James Chaton, dans son travail neutralise toute forme de subjectivation, en ne donnant à lire que des parties de la codification qui le définissent, notamment le nom propre, qui n’est dans ses parcours événementiels qu’un code parmi d’autres. Il y a un extrême du formalisme, qui renvoie à la notion de l’effacé comme je l’ai déjà analysé par ailleurs. Chez Emmanuel Adely, il n’y a pas de neutralisation du sujet, mais plutôt sa mise en perspective par réduction de ses possibilités d’existence à la seule relation économique. Si les deux projets établissent en quelque sorte une même critique, toutefois, ils sont distincts formellement.


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